Réunion urgente d'une cellule de crise

En retard, comme d’habitude, le ministre, non seulement de la Marine, mais aussi des Colonies, entra dans la pièce un peu en vrac, il était chargé de paperasse, y en avait partout, dans une chemise qu’il tenait à la main droite, des feuilles ressortaient de tous les côtés, et dans un porte-documents qu’il serrait de son autre main, pareil, de petits bouts de papier fusaient. Ca faisait un peu désordre, mais bon, ça faisait pas longtemps qu’il était ministre aussi le brave, alors fallait l’excuser.

Il salua ses collègues d’un « Messieurs, bonjour ». Voyant que le roi trônait déjà au fond de la salle, il se rendit compte de sa boulette : il avait salué les ministres avant le chef, zut ! il se confondit en excuses en s’inclinant comme s’était pas possible de le faire normalement pour un homme de son âge, et eut un « sire ». Il fila s’assoir rapidement et se fit discret dès cet instant, enfin, il essaya du moins.

Le chancelier n’arrivant toujours pas, le roi estima qu’il fallait commencer la séance, il prendrait la discussion en court de route. La pièce, bien que très jolie et faite pour l’apparat, n’était pas des plus pratique, en effet, la table ronde était magnifique, mais en marbre, donc impossible à déplacer. Chaque ministre avait droit à sa chaise curule, tandis que le roi, lui, avait un fauteuil du même genre, mais en ivoire, comme le voulait la tradition. Ce siège-ci était une reproduction, car l’original ayant plus de 1700 ans, il n’était sorti que pour les très grandes occasions, le reste de l’année, il restait dans une vitrine, précieusement conservé et exposé au musée du Loubens. Les sièges étaient incommodes en fait, du coup les réunions étaient souvent écourtées. Peut-être faudrait-il réaménager la pièce, pour qu’elle soit plus adaptée à l’époque.

Bref ! le roi commença rapidement :

— M. les ministres, vous savez pourquoi je vous ais réunis ici ce soir : après avoir reçu et signé un traité avec la Laurasie, nous avons appris que l’empereur de Laurasie avait envahi Méniro et qu’il menace le Skotinos. J’aimerais avoir vos sentiments sur la question.

Le ministre de la Guerre était manifestement très en colère. Le descendant du neveu et héritier du principal ministre du même nom n’avait que le souvenir de son illustre aïeux pour être noble, du reste, il était assez rustique en politique, mais pourtant très fin dans la vie. Le roi ne pouvait laisser passer un tel écart de conduite :

— Assez ! nous avons eu assez de grossièreté, je vous demande votre avis éclairé, M. le ministre de la Guerre, pas un avis d’entêté. Vous vous oubliez ! Nous avons compris que vous détestiez la Laurasie, et que vous êtes favorable à une guerre. Je réprouve moi aussi l’acte de l’empereur de Laurasie, mais cependant, nous devons garder à l’esprit que l’entrée dans la Triple-Alliance est capitale ! M. d’Arbousols a raison. S’il n’y avait pas eu cette histoire d’alliance, la guerre serait déjà déclarée et la marine serait en train de couler tout ce qui hisse pavillon laurasien à l’heure qu’il est. Rien n’était moins sûr, mais le roi voulait rassurer son ministre de la Guerre, alors il fallait y mettre les moyens… En attendant, nous devons être mesurés.

M. de Foulques, qu’en pensez-vous ?

Le chancelier d'Aldarnor, peu intéressé par la politique étrangère, avait complètement oublié la réunion de crise convoquée par Sa Majesté. Il essaya de se faire discret en arrivant.

Assez obsessionnellement, le chancelier voyait presque toujours d'un mauvais oeil les rapprochements avec des nations étrangères, il n'en saisissait pas bien l'intérêt, et ces affaires l'ennuyaient profondément. Ce désintérêt ne manquait d'ailleurs pas d'agacer le roi.
Le bal des ambassadeurs à son cabinet l'exaspérait, le temps qu'il avait le sentiment de perdre en hypocrites courtoisies ne lui semblait pas valoir les accords d'échange ou de partenariat, trop convaincu de la supériorité de son pays en toutes choses. La diplomatie n'était pas vraiment une de ses qualités. Quant à la guerre, ce mot l'effrayait, il la considérait comme la dernière des abjections humaines.

"Votre Majesté, je vous prie de bien vouloir pardonner mon retard. Si vous me permettez d'exposer mon modeste avis, je vous dirais que nous n'aurions jamais dû signer ce traité d'amitié. Nous serions aujourd'hui libres de nos mouvements, et n'aurions pas donné le sentiment de cautionner une annexion absolument intolérable. Je crains même que les nations étrangères n'aient aujourd'hui le sentiment que ce traité ne contiennent des clauses secrètes prévoyant cette agression, voire un partage à son issue, à tout le moins il doit sembler plus qu'étrange qu'un tel événement intervienne précisément en ce moment. Il faut faire savoir immédiatement notre position. Je prône la fermeté en pareille situation et je propose un plan en trois points. Tout d'abord une réunion d'urgence avec nos alliés afin de rédiger de manière commune une condamnation de cette opération et d'intimer le cessez-le-feu ; sans réponse claire et concrète dans le mois, nous nous verrions contraints de passer à un niveau supérieur avec la publication d'un ultimatum d'un mois supplémentaire à la fin duquel le traité d'amitié serait dénoncé et les relations rompues. Une nouvelle réunion avec nos alliés se tiendrait alors afin d'envisager la mise en place d'un plan de défense de la souveraineté des peuples libres attaqués, que ce soit sous la forme de sanctions commerciales et diplomatiques contre la Laurasie ou sous la forme d'une aide armée. Une réponse graduée me semble la meilleure solution, et je pense que la première étape sera suffisante.
Ces réunions avec nos alliés suivie de résolutions communes, une première du genre, pourraient, je le crois, se formaliser à l'avenir, et constituer une sorte d'organisation interalliée en matière diplomatique, ayant suffisamment de puissance pour imposer ses choix de manière pacifique.
N'ayant malheureusement pas tous les éléments en possession, je veux bien reconnaître les défauts de ma proposition, et je prierais les ministres concernés de bien vouloir les mettre en évidence."

Le roi n’était pas franchement favorable à un vote. Pour la première fois, Vincent II semblait un peu perdu. Il ne savait trop quoi faire, voici quelques semaines que l’ambassadeur extraordinaire laurasien était reparti vers son pays avec un traité d’amitié fort prometteur en poche, et déjà, les soucis commençaient ! Entre temps la Laurasie engloutissait Méniro et lorgnait sur le Skotinos…

Décontenancé, le roi était las, la journée avait été éprouvante, il n’avait pas envie de décider aujourd’hui, ce tournant vers le chancelier, il dit :

— M. le chancelier, que pensez-vous de ce vote ? est-ce ainsi que nous devrions procéder ?!

Le roi avait laissé un petit temps s’écouler. Le chancelier n’avait pas bronché, il n’avait pas dégoisé un mot. Décidément, la guerre n’était pas son fort ; cependant, cette absence de réaction était problématique. Le gouvernement du roi était devenu débile, au sens premier du terme : faible. Devant la guerre qui se profilait, l’absence d’un chef de gouvernement affirmé posait de sérieux problèmes au roi.

Coupant court à d’éventuelles nouvelles interventions, le roi dit crument :

― Messieurs, j’ai décidé de déclarer la guerre à la Laurasie, faites savoir mon intention au parlement, Richelieu, informez l’état-major de ma décision. Foulques, préparez la flotte. Quant à vous M. le ministre de la Maison, sachez que je refuse de repousser mon voyage en Belondor : je ne compte pas donner tant d’importance à un roitelet qui veut faire du bruit. Je ferai comme prévu. La reine restera pour les affaires courantes, et je partirai dès le 4 pour le Belondor à bord de la Perle royale.

La réunion est levée messieurs. Le roi fit un signe de la main, invitant les ministres à quitter la salle.